Processus d’individuation, sortie de l’ « imagimère », « reconnaissance » du Soi, « accession » au statut de « sujet » et non plus de victime objet du désir de l’autre.
Avant la naissance, la nuit. La nuit utérine. Un monde où le réel est « filtré », où la lumière ne pénètre pas. L’indistinction. L’inconscience. Après la naissance, le jour. Le réel. Les autres. La conscience.
La naissance correspond au moment où le « petit d’homme » s’extrait ou est expulsé du corps de la mère. Il passe d’un monde aquatique à un monde terrestre. Ses poumons se remplissent brutalement d’air. Il pousse alors son premier cri. C’est le premier « passage » : il passe du statut de fœtus à celui de nourrisson. On dit alors qu’il est « mis au monde ».
Symboliquement, la naissance renvoie à la première expérience de séparation. Séparation d’avec le placenta, d’avec le corps de la mère et, dans le cas des jumeaux, d’avec l’espace de partage qu’était la matrice. Otto Rank (1884-1939) – psychanalyste Viennois membre du Comité secret fondé par Freud en 1913 pour défendre la psychanalyse orthodoxe contre ses détracteurs – est l’un des premiers à insister sur le caractère traumatique de la naissance. Il y vient après que Freud ait un jour déclaré : « l’angoisse ressentie par l’enfant au moment de sa naissance est le prototype de toute angoisse ultérieure » (1). Otto Rank en tire une nouvelle théorie, présentée dans son livre Le Traumatisme de la naissance (1924). Il y développe l’idée que « non seulement l’angoisse mais la totalité de la vie psychique pouvaient être dominés par le traumatisme de la naissance. Dans les rêves et les fantasmes de ses malades, disait-il, le processus de guérison s’exprime par des symboles relatifs à la naissance, le transfert se présente comme une réactualisation de la première fixation à la mère et, au terme de la psychanalyse, la séparation d’avec l’analyste fait revivre la séparation d’avec la mère lors de la naissance. Cette théorie entraîne un nouveau mode d’interprétation des rêves, un nouveau code de symboles universels, une reformulation du principe de plaisir en tant que désir de retourner dans le sein de la mère, ainsi qu’une nouvelle interprétation de la vie sexuelle normale et anormale, de la névrose, de la psychose et de l’ensemble de la vie culturelle » (2). Sa thèse provoque la fureur de Freud qui la récuse sévèrement dans son ouvrage Inhibitions, symptôme et angoisse (1926) et rompt brutalement avec lui, amenant Rank à émigrer en France puis aux USA.
Il n’est pas inintéressant cependant de souligner qu’un autre membre du Comité secret, Sandor Ferenczi (1873-1933), psychanalyste Budapestois, publie en 1924 Thalassa, un ouvrage moins connu que celui de Rank, dans lequel il insiste sur l’importance des ressentis pendant la gestation et sur les liens étroits entre ontogénèse et phylogénèse. Il y soutient également que tout coït participe d’un désir inconscient de retour à cette vie intra-utérine et que la cure des patients doit reposer sur une nouvelle discipline, la « bioanalyse », au confluent de la psychanalyse et de la biologie. Un peu plus tard, dans Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (1932), Ferenczi émet l’hypothèse – dans le cas de l’hystérie et de certaines pathologies narcissiques où prévaut le clivage du Moi – d’un traumatisme initial reposant sur une séduction réelle et précoce de l’enfant par l’adulte (notamment la mère). Selon lui, l’analyse de ce trauma, ancré à un niveau archaïque, prélangagier, donc pré-Oedipien, n’est possible qu’en accédant au vécu corporel par l’entremise de la relaxation et de la respiration et non en suivant les préceptes de la psychanalyse « orthodoxe » freudienne. Il déclenche l’ire de Freud, ce qui conduit les deux hommes à une séparation irrémédiable.
Des théories évolutionnistes monistes du médecin biologiste et philosophe Allemand Ernst Heackel (1834-1919) sur la mémoire cellulaire, à celles du psychologue clinicien Marc Fréchet (1947-1997) ou de Myriam Brousse sur les cycles biologiques cellulaires mémorisés, en passant par la conception Cliffordienne de « mind stuff » (3), ou la théorie « mémétique » (4) de l’éthologue Britannique Richard Dawkins (né en 1941 à Nairobi), on arrive à la conclusion que l’on naît avec des engrammes mémoriels qui ne sont pas seulement ceux de nos gènes. En effet, tous les ressentis de la mère s’impriment au fur et à mesure que se déroule la grossesse dans la mémoire corporelle de l’enfant en devenir, quel que soit le stade auquel survient l’événement. Mais ce ne sera que de manière rétrospective, souvent à la faveur d’un travail thérapeutique concerné par la mémoire cellulaire et les images inconscientes « logées » dans le corps, que les liens entre des ressentis mémorisés au cours du développement intra-utérin et des événements traumatiques non intégrés – car non conscientisés – pourront être établis. En effet, la conscience est un processus évolutif, qui relève d’une organisation biologique de plus en plus complexe, indissociable de la maturation du cerveau et du système nerveux.
C’est au cours de la troisième semaine après la fécondation, grâce à un phénomène (nommé gastrulation) permettant aux cellules embryonnaires de se différencier, que s’esquisse le système nerveux central (qui donnera naissance au cerveau et à la moelle épinière). Les neurones apparaissent dès la 6è et la 8è semaine de grossesse. « La synaptogénèse s’accélère un peu entre la 12è et la 17è semaine, mais ce n’est qu’à partir de la 20è qu’elle se met en route pour de bon. On assiste alors à une augmentation explosive qui se maintient jusqu’à l’âge de 5 à 7 ans (âge auquel le cerveau est considéré comme mature), commençant dans les zones du cerveau où sont reçues les impressions sensorielles et se terminant dans les parties où elles sont traitées, c’est-à-dire dans le cortex pré-frontal, là où a lieu l’activité de pensée proprement dite. Presque un million de nouvelles synapses sont produites chaque seconde. La synaptogénèse se poursuit ensuite à un niveau élevé jusqu’à la puberté, puis elle régresse fortement, même si des synapses continuent à apparaître chez l’adulte. » (5) L’enfant naît avec beaucoup plus de neurones qu’il n’en a à l’âge adulte : chaque choix, déterminé par ses interactions avec son environnement, va entraîner une succession d’élagages du réseau neuronal absolument nécessaires à l’élaboration de la conscience, car c’est sur cet élagage que repose la construction d’un raisonnement logique. On ne naît pas conscient, on le devient. `
Jung pensait que l’accession au Soi se faisant grâce à une descente symbolique dans la matrice, le « Monde des mères » au sens de Goethe (6). C’est en revenant au vécu le plus archaïque avec la mère que l’on peut parvenir à s’extraire de la « Grande Mère » – la mère phantasmatique couplée à l’imaginaire maternel –pour accéder à Soi-même. On peut faire ici un jeu de mots Lacanien, car accéder à « Soi-même ou soi m’aime » c’est aussi apprendre à s’aimer tel que l’on est. Découvrir, au-delà du Moi et de la Persona, sa part d’ombre. L’Ombre n’est pas forcément négative, elle est ce que l’on a du mal à reconnaître en soi, comme par exemple la colère est une émotion souvent qualifiée de négative alors qu’elle est nécessaire pour sentir où sont ses propres limites et se positionner, mais on peut craindre de l’éprouver de peur de ressembler alors à un parent violent. Mettre des mots sur ce qui sous-tend notre désir d’être au monde et tenter de poser un premier pas sur son vrai chemin de vie et non celui dessiné par le « projet parental ». Se faisant, s’individuer, devenir acteur de sa propre vie. « La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot d’« individuation » par « réalisation de soi-même », par « réalisation de son Soi » » (7)
En devenant Soi, sortir de la position de victime, d’objet de désir pour l’autre. Devenir Sujet. Apprendre à considérer l’autre comme un sujet et non comme un objet. Tisser des liens. Apprendre à aimer.
Charlotte Riedberger, Psychanalyste
Notes:
(1)Henri F. Ellenberger, (1970) Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 1994, p.868.
(2)ie, pp.868-869.
(3)Voir mon article sur le mathématicien philosophe Anglais William Kingdon Clifford (1845-1879) « From Clifford’s Theory of Consciousness to a New Quantum Theory of the Mind » (2005) http://www.springerlink.com/content/04w8v6g430l121j8/ Clifford associait à toute particule de matière une particule d’esprit nommée « mind stuff ».
(4)Dawkins développe une théorie évolutionniste socio-culturelle selon laquelle les mèmes, au même titre que les gènes mais cette fois au plan des codes et schémas informationnels logés dans tout support mémoriel qu’il soit humain, animal ou artificiel (comme un ordinateur par exemple) sont susceptibles de se répliquer, de se combiner, de se modifier et d’évoluer en de nouveaux mèmes.
(5) Hugo Lagercrantz, Le cerveau de l’enfant (2005), Odile Jacob, 2008.
(6) Johann Wolfgang Goethe, Faust II (1832)
(7) Carl Gustav Jung (1933), Dialectique du Moi et de l’Inconscient, coll. Folio Essais, Gallimard, 2008.